• La parole aux Bisimbi

    Les précipices de Mbanza Ngungu "Par Célestin Mansevani"

    Un témoignage inédit à lire absolument

    Mbuta Célestin MANSEVANI, un ancien de la Voix du Zaïre résidant actuellement au Canada est parmi mes inspirateurs. C’est lui qui m'a donné le goût et l'idée de lancer ce blog. Ne soyez pas surpris si je vous annonce avec fierté que c'est un kisimbi de Thysville, que c'est un ndibu a nkandu. Il a vécu son enfance au camp otraco de Nsona Nkulu. Je n'en dis pas plus sur lui. Voici le récit qu'il a fait sur les précipices de Mbanza Ngungu dans son blog que je vous recommande vivement de lire pour votre curiosité ...


    Les précipices de Mbanza Ngungu.

    J’ai une belle surprise en découvrant un nouveau blog qui me cite en référence.

    Comme je l’ai mentionné dans ma biographie, si mon adolescence s’est passée à Kinshasa, mon enfance, elle,  s’est déroulée à Thysville, aujourd’hui Mbanza Ngungu. Léonard Nsingani Léonard, mon père, était clerc, c’est ainsi qu’on appelait les commis à l’époque. Il avait débuté en qualité de moniteur de la 5ème année primaire catholique à Kimpese. C’est alors que je suis né. Ensuite, il fut engagé par l’OTRACO (Office des Transports coloniaux) et passa un an à Matadi avant d’être muté à Thysville. Il travaillait au bureau M.O.I. (Main d’œuvre indigène), À l’époque, le siège général de l’OTRACO pour tout le pays de trouvait à Thysville. Mon père fut un des premiers cadres  congolais jouissant d’un statut particulier d’assimilé. Il avait sous ses ordres d’autres clercs congolais. Tous les dossiers concernant les embauches et licenciements du personnel de la compagnie transitaient par lui avant d’arriver au bureau de son superviseur, M. Bovesse, puis  à celui de son directeur, M. Dessailles, lequel les transmettait ensuite à la direction générale où trônait M. Van Ashe. Papa avait fait ses études au Petit séminaire de Nkolo et il maîtrisait parfaitement bien le français écrit et parlé. Homme intègre et bien élevé, il s’était fait beaucoup d’amis parmi ses patrons dont les trois hauts cadres cités ci-dessus ainsi que d’autres personnalités de la ville dont le docteur Renard de l’hôpital de Nsona-Nkulu et le chef de la police.

    Que dire de Thysville de mes souvenirs sinon que, perchée sur une montagne,  c’était la ville des précipices ? Il y a celui qui séparait Nsona-Nkulu de la cité dite indigène ; il y a aussi celui sur la route de Hardy où se sont abîmés tant de véhicules et d’usagers de la route.

    Si je me trompe sur certaines choses, il faudrait me le pardonner. J’avais entre huit et dix ans ! En tout cas, les bureaux de l’administration coloniale et ceux de l’OTRACO étaient situés sur une petite colline en face de la gare de chemin de fer reliant Thysville au chemin de fer Matadi Kinshasa par un embranchement de 7 km avec la gare de Muala Kinsende ex. Marchall. Thysville avait une Ville haute qu’on appelait « ville », perchée sur une grande colline,  dans une forêt appelée « Noki » avec ses résidences de style colonial et des magasins où s’accrochait de la poussière rouge. En venant de la cité, laissant le marché à gauche, après avoir traversé le chemin de fer, s’étendait une rue qui montait à gauche et menait à une clinique. C’était à l’extrémité gauche du centre-ville. Plus loin, plus à droite, derrière les bureaux administratifs, se trouvait une sorte de parc avec un terrain de football, un de tennis et un snack-bar pour la population blanche de l’époque.

    Venait ensuite la Ville basse ou cité indigène où vivait la majorité des habitants avec d’une part, à droite en allant vers le camp Hardy la cité indigène proprement dite ou « sanzela », avec des constructions de tous genres, et d’autre part deux camps, cités dortoirs pour ses travailleurs indigènes de l’OTRACO, tous deux situés à Sona-Nkulu. L’un abritait des travailleurs cols bleus et l’autre des cols blancs ou clercs (kalaka) Nous résidions  dans ce dernier, coincé entre les villages Kimuingu et Mpete ainsi que le camp militaire Camp EFATBL. Parmi les quelques voisins, dont certains n’étaient  pas des Congolais, et dont les noms me reviennent vaguement, figuraient Joseph Matuawana, son frère Joseph Muayi, Charles Manuel (Angolais mort de folie), Clément Lubaki, Léopold Majalas, un certain Baros, puis Joseph, chef de gare qui a quitté pour ouvrir l’hôtel Jocol (Joseph et Colette) à Kinshasa. Plus tard, nous avons déménagé dans un nouveau camp annexe où les intérieurs étaient plus spacieux et plus confortables.

    En sortant de la haute ville par la rue qui passe devant la gare de chemin de fer, en contrebas du quartier où se trouvaient les bureaux administratifs, on traversait les rails du chemin de fer reliant Thysville et Hardy à la hauteur du passage à niveau.

    À droite, il y avait le grand marché. À gauche une station service ou un garage. Puis, la route montait vers la cité en passant par le siège de la chefferie de la cité indigène, situé sur la gauche. Un tribunal coutumier y avait ses bureaux aussi, je crois.

    À la hauteur du marché, sur la gauche, cette route faisait un angle avec le chemin de Nsona-Nkulu qui passait entre l’École des filles des Sœurs de charité et la vallée qui descendait vers la cuvette où se trouvaient les champs maraîchers et vivriers. Elle débouchait en face de l’église, croisant l’autre route qui, à sa droite et parallèlement à l’autre,  menait aussi  vers la cité indigène, appelée « sanzela », située entre l’École des filles et l’École des garçons, la nôtre, et à sa gauche vers la prison. Je me souviens de ce croisement. Un accident s’y produisit qui me marqua bien d’années durant. Un homme y fut heurté par un poids lourd et sa tête fut broyée  par les pneus du véhicule. Ce fut affreux  à regarder et traumatisant.

    Bon. Revenons sur le chemin de Nsona-Nkulu. Après avoir traversé le croisement en question, le chemin se changeait en une rue commerçante avec des magasins de Belges et Portugais de part et d’autre. Cinq cent mètres plus tard, à sa crête, sur la droite, se trouvait le terrain de football, devenu stade,  où l’équipe locale, les Diables rouges, évoluait, elle et les autres équipes locales. Derrière s’étendait  l’hôpital de Sona-Nkulu, un grand et beau complexe. Le stade de Nsona-Nkulu avait sa réputation.  L’équipe locale y perdait rarement ses maths.  Lorsque la victoire lui échappait, un des défenseurs, en dégageant son camp,  envoyait sciemment  le ballon au cimetière tout proche. On devait chercher le ballon quelques minutes et lorsqu’il revenait en jeu, le vent tournait (sic) Vous voyez que les mythes existent partout. Il existait un 2ème stade de l’autre côté du grand précipice («yenga» ) séparant Sona-Nkulu de la partie extrême gauche de la cité indigène où se trouvaient un  dispensaire et un foyer social en face de l’avenue Severins, je crois. 

    La ville est réputée pour son climat particulier. D’aucuns le comparent à celui des pays méditerranéens.  Il y fait froid et les produits maraîchers comme la pomme, les carottes, les choux, les fraises et les pommes de terre et autres produits vivriers  y abondent, un peu comme au Kivu. Cela faisait l’affaire des Blancs à l’époque. Dans  une sorte de vallée, les agriculteurs cultivaient leurs champs. C’était derrière la gare de chemin de fer, entre celle-ci et la prison située sur l’autre versant de la colline. On nous a appris que c’est dans cette geôle qu’avaient été internés le prophète Simon Kimbangu et ses adeptes avant leur transfert dans une prison du Katanga. Quoi encore ? Ah ! Oui. J’ai souvent entendu parler de la source de Kusu-Kusu, où nos braves mamans allaient puiser l’eau potable mais je ne me souviens plus de son emplacement. Nous, en tout cas, je crois, nous avions de l’eau courante par voie de canalisations.

    Mbanza-Ngungu doit aussi sa réputation à ses grottes. Je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de les visiter. Si mon père avait encore été là, nous y serions sûrement allés ensemble. Et puis…J’avais 10 ans quand j’ai quitté définitivement la ville. J’y suis retourné quelques fois pour d’autres raisons. Plusieurs fois, ce fut lors de déplacements du F.C. Daring Imana qui y rencontrait des équipes locales, deux fois à l’occasion de funérailles de parents.

    Cette ville a aussi eu  ses célébrités. M. Navaud, qui habitait dans une enceinte en face du stade de Sona-Nkulu, était responsable des deux camps habités par les employés de l’OTRACO. J’ai connu un célèbre joueur, un certain Amara. Il n’était pas Congolais mais c’était un très grand footballeur. Il avait son frère aîné, Henri Sidi, un grand garagiste. Thysville avait son équipe de football interafricaine où il évoluait avec Mpakasa, le père de Raoul Kidumu (pas certain), M. Bravo, un commerçant portugais, gardien de buts et père de Marie-Thérèse Sengo, condisciple de ma sœur Marie-José Dikumba et future épouse de feu le bourgmestre de NDjili Georges Luemba.

    J’ai fréquenté l’École primaire Ste Thérèse à l’époque de l’abbé Émile Dinganga. J’ai toujours été le plus jeune de ma classe. Mon père me donnait des cours particuliers et ma mère me narrait ses contes. À notre époque, certains garçons débutaient leur première année primaire à douze ans. Moi, j’ai commencé à cinq ans. Mes sœurs ont étudié chez les Sœurs de charité dont l’enceinte faisait face à l’école des garçons. L’église Ste-Thérèse était au croisement, faisant face à l’enceinte de l’École des filles et tournant le dos à la nôtre.

    Beaucoup d’événements de l’époque se déroulaient au stade l de Sona-Nkulu. Les colons faisaient les choses en grand : mini-foire, concours d’adresse, tombolas, etc. Nous tous, écoliers,  en uniformes, partions y assister en formant des rangs et nous gravissions la colline en chantant :

    Bamfumu ye ba pharizi banganga za Nzambe

    Bavangidi difundu mu vondesa Petelo

    Herodi kanini kavondesa Petelo vana meso ma bantu bawonsono

    Mes souvenirs d’école sont nombreux. J’ai eu quelques copains dont Philippe Kabuiku Mafuala et Paul Ntangu. J’ai retrouvé ces deux-là plus tard à Mbansa-Mboma.

    Pour en revenir à l’École primaire Ste-Thérèse, à l’époque les moniteurs n’hésitaient pas à frapper les élèves qui ne travaillaient pas fort ou se montraient têtus.  Quoi encore ? Ah ! Oui ! Une fois, enseignants et élèves, nous avons été attaqués par une colonie d’abeilles échappées des ruches de la mission catholique. Nous avons eu les visages gonflés pendant deux jours ! Et puis, je me rappelle cette pièce, jouée à huit ans en 3ème année, intitulée « Nsweswe ya nsunsu », une fable dans le genre de « La cigale et la fourmi », où j’ai joué le rôle de poussin blanc, vaillant et travaillant comme la fourmi de la fable,  devant les parents d’élèves impressionnés dont les miens très fiers de moi.  Cette pièce avait été jouée sous la direction de notre moniteur qui s’appelait Pierre Kialulendo alias Mario, un de mes cousins éloignés. Je l’ai retrouvé dix ans plus tard alors qu’il était devenu arbitre dans la Ligue de football de Kinshasa.

    Puisque mon blog adore raconter les histoires cocasses mais authentiques, je vais vous en refiler une. Elle est un peu triste, mais que voulez-vous ? Tenez ! Charles Malungu, un condisciple de la troisième année primaire, était un des plus âgés de la promotion et il louchait. Un jour, alors qu’il devait réciter la fable « Le papillon et la chandelle » que tout le monde devait avoir apprise par coeur en guise de devoir, il perdit brusquement la mémoire mais aussi la raison. Il se mit à courir à travers la classe, les yeux et les bras levés, à la poursuite d’un papillon invisible et imaginaire, s’écriant: »  Beau papillon, voltige, voltige, voltige….Nous en rîmes mais, à vrai dire,  ce ne fut pas drôle ! Il finit par être obligé de se mettre à genoux pour le reste du cours. Nous en avons arraché à notre époque ! Frapper ou brutaliser un enfant été permis !

    La position stratégique de mon père au bureau d’embauche lui avait permis de se créer de bonnes relations. Il m’amenait souvent les fins de semaine visiter des amis dont les chefs des villages  Boko et Mpete. La route qui menait vers le Camp Hardy (Colonel Ebeya) à droite et le village de Loma à gauche recelait un virage dangereux surplombant un grand précipice (yenga) où se sont abîmés tant de voitures et camions causant la mort de nombreux usagers de la route.  Sur ce tronçon de route, tous les chauffeurs roulaient au ralenti, retenant leur souffle.  En contrebas toutes ces carcasses de véhicules ressemblaient à un cimetière intimidant.

    Ma mère, Thérèse Nsemba alias Lili, adorait aller dans la savane, les samedis après-midi, faire la chasse aux rats et cri-cri en creusant des trous avec sa houe. Des fois elle et  mes sœurs Cécile et Marie-José cueillaient des champignons, des fois elles coupaient du bois et en ramenaient des fagots sur leurs têtes. On a souvent croisé de gros serpents noirs, les mambas (mbamba) Ma mère n’en avait pas peur du tout. Tout ce qui lui foutait la trouille, c’était les hiboux et les chenilles !  Moi, ce dont j’avais peur, c’est me piquer à cette épine dont la plante servait de clôture des parcelles.

    En semaine, maman me réveillait à 5 heures du matin pour lui tenir compagnie alors qu’elle préparait ses beignes (mikate) qu’elle allait vendre au marché à la levée du jour.  Nous habitions tout près d’une forêt d’eucalyptus. Des hiboux venaient souvent se poser sur l’un ou l’autre de ces grands arbres et poussaient des hululements. Ma mère en avait une frousse bleue. Cela ne l’empêchait toutefois pas de me débiter ses contes pour me tenir éveillé. Je ne me suis jamais ennuyé avec elle.  Elle avait le don de la description, de la comédie et de l’imitation. Bomengo a sûrement hérité d’elle!

    Mon père et ma mère m’ont super-protégé. J’en ai profité sans doute  pour mener la vie dure à d’autres garçons de mon âge. Je me battais tous les jours soit à l’école, soit sur la route, soit encore dans notre quartier. C’était comme une maladie. Le problème avec moi, c’est que des fois je me faisais casser la gueule. Cependant, le lendemain, j’allais attendre l’autre sur son passage et je remettais ça, jusqu’à ce que j’aie le dessus. Il y a eu des gars qui, fatigués de se battre, me disaient : « Bon. Ça va. Frappe-moi ! Tu as gagné ! » C’est une phrase que je n’aimais pas entendre. Il fallait que je gagne sportivement. Dès que je devinais que l’autre était plus fort que moi mais qu’il s’était expressément fait battre, je m’énervais et je lui laissais une cicatrice pour que les autres garçons ne s’avisent pas à se laisser volontairement tabasser.

    J’étais vraiment odieux, aux dires de mes grandes sœurs et tous ceux qui m’ont vu grandir. J’aurais pu aller cent fois en prison mais j’étais trop jeune et mon père avait le bras très long. Si du côté des colons il avait des appuis, du côté indigène aussi il avait ses relations dont avec le chef coutumier Kinzonzi, père de feu le professeur et ministre Venant Patrice Kinzonzi, ainsi que d’autres notables.

    Comment passer sous silence les airs de musique que j’entendais à la radio, à savoir le groupe San Salvador, Paul Mwanga, Adou Elenga, Lucie Eyenga et Wendo ? D’ailleurs, ce dernier vint un jour  présenter un spectacle à Thysville. Il fut accueilli en héros. Toutes les femmes de mauvaise vie lui couraient après alors qu’il circulait en ville sur le  tipoye  qu’on lui avait fabriqué comme un vrai roi. À l’époque, les phonogrammes étaient en vogue et les  indigènes roulaient tous encore à bicyclette, d’où la chanson : « Umbanzanga e moyo, e kwale, tata kolodoni wayiya e mvelo e, umbanzanga. ».

    Je  me souviens aussi des fréquentes alertes au « Mundele ngulu » et  de cette rumeur de cannibalisme durant la construction du chemin de fer Kinshasa-Matadi. Cette dernière a d’ailleurs inspiré une chanson qui disait :

    « Kala kikadi ye ngangu ko, nga bangala bandidi e, kala ngangu eh !

     Eh ! Eh ! .Kuenda kuame ikuenda eh ! Kala ngangu eh ! »

    Il faut dire que ceux qui ont creusé ce fameux chemin de fer n’étaient pas que des Congolais. Mais, à l’époque, tous ceux qui n’étaient pas des Bakongos étaient considérés comme des Bangala.

    À la fin de l’année 1952, la direction générale de l’OTRACO et tous ses employés furent transférés à Kinshasa dans l’actuel Building Onatra. Pendant que tout le monde  déménageait, mon père, lui, tomba malade et resta dans le coma pendant au moins une semaine. Il en sortit mais il dut prendre sa retraite anticipée. Il me laissa  entre les mains de cousins éloignés  qui étaient des gens ordinaires et ne pouvaient pas me protéger comme il l’avait fait. Je passai une année 1953 très difficile. Dès l’obtention de mon certificat du primaire, je partis passer un examen d’admission à Tumba où je fus admis en 6ème année primaire avant d’être transféré, en compagnie d’Albert Mavakala,  au Collège de Mbansa-Mboma, suite à un échange de quatre élèves, deux de chaque côté, entre les diocèses de Kisantu et Matadi. À vrai dire,  je n’en ai jamais compris le mobile.  Le destin, sans doute.

    Depuis lors, le reste de ma vie s’est déroulé entre Kinshasa où je passais mes vacances chez mes sœurs et cousins, à Mbansa-Mboma au Collège des Pères Jésuites où j’étudiais à temps plein ainsi qu’à Songa-Lumueno, le village de mon père, où je passais quelques semaines de mes grandes vacances. Mais je n’oublierai jamais Thysville. C’est là que j’ai fait les premiers pas de ma vie. C’est là que mes quatre-cents coups et ceux sur ma gueule m’ont appris à vouloir gagner et à persévérer, comme un vrai « ndibu a nkandu ». C’est là que mon rôle d’acteur  dans « Nsweswe ya nsusu » - qui sait ? -, les contes de ma mère et la musique des Tango ya Bawendo m’ont sans doute ouvert, sans le savoir, la porte des artistes.